Le 15 avril 2023, le destin du Soudan basculait dans l’horreur avec le début d’une lutte de pouvoir entre l’armée dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhan et son rival, le général Mohamed Hamdane Dogolo « Hemedti », qui dirige le groupe paramilitaire Forces de soutien rapide (FSR). Les Soudanais ont dû apprendre à composer avec cette nouvelle tragédie, après 12 mois de violents combats, de crimes de guerre, de milliers de victimes – le bilan humain est impossible à établir – et de millions de déplacés. Témoignages recueillis par Alexandra Brangeon.
« Cette année a été la plus difficile de toute ma vie. Je n’aurais jamais cru être encore vivante, après un an de guerre. » Hanaa, 29 ans, n’oubliera jamais le 15 avril 2023, jour où le Soudan, pays d’Afrique de l’Est, a basculé dans l’abîme. La faute à une lutte frénétique entre les deux hommes qui ont pris le pouvoir en 2021, deux ans seulement après la fin de la dictature d’Omar el-Béchir (1989-2019). « Au début, nous ne sortions pas de la maison, nous vivions dans la peur, poursuit Hanaa, qui habite avec ses deux frères dans un quartier d’Omdurman, ville jumelle de la capitale Khartoum, sous contrôle de l’armée. On se disait : quelqu’un va défoncer la porte, détruire la maison, quelque chose va nous arriver, on ne va plus trouver de quoi manger ou boire. Ça été une année traumatisante. Aujourd’hui, je suis juste contente : nous sommes en avril 2024 et je suis en vie. On a survécu toute une année ! »
Des milliers de ses compatriotes ne peuvent pas en dire autant. Le bilan humain est impossible à établir en raison du nombre insuffisant d’observateurs indépendants et d’humanitaires sur ce territoire d’1,8 million de kilomètres carré (trois fois la taille de la France). Mais cette nation, indépendante du Royaume-Uni depuis 1956, n’est pas au bout de ses peines : selon l’ONU, sur 48 millions de Soudanais, 18 sont en insécurité alimentaire aiguë, et 5 millions d’entre eux peuvent plonger dans une « insécurité alimentaire catastrophique », le niveau le plus élevé de risque en matière de sécurité alimentaire.
« Les gens sont tellement pauvres qu’ils n’arrivent même à s’acheter de quoi manger »
Eiman, architecte d’une soixante d’années, a réussi à fuir avec ses enfants il y a quelques mois. Mais une partie de sa famille est toujours à Omdurman. « Omdurman est au nord de Khartoum et donc est reliée à des villes plus au nord et à l’Égypte, souligne-t-elle. Les marchandises peuvent donc arriver jusqu’ici. Bien sûr, tout coute très
cher. Heureusement, ils ont des enfants à l’étranger qui leur envoient de l’argent. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde : de nombreux Soudanais dépendent des cuisines communautaires pour pouvoir manger et celle-ci ne servent qu’un repas par jour ». Elle ajoute : « Ma famille a également de la chance : ils ont de l’eau. Leur quartier est près du Nil et la station de pompage n’a pas été détruite par les paramilitaires. De l’autre côté, Khartoum Centre et Khartoum Nord sont totalement sous contrôle des FSR et la situation là-bas est nettement pire. »
Duaa, jeune femme qui vit, elle, dans l’est de Khartoum, un quartier également contrôlé par les paramilitaires, confirme : « La situation alimentaire est vraiment catastrophique. Les gens dépendent entièrement des cuisines communales pour se nourrir. Il est devenu difficile de trouver de la nourriture et tout est très cher. Les prix ont été multipliés par cinq. C’est inabordable. Les gens sont tellement pauvres qu’ils n’arrivent même à s’acheter de quoi manger. Et cela met énormément de pression sur les cuisines communales, où le nombre de personne qui viennent manger a été multiplié par deux ou trois, ces dernières semaines. » Cette militante, qui a choisi de ne pas quitter la capitale et s’occupe des cuisines en question, glisse : « Pour être honnête, la vie est très difficile dans les zones contrôlées par les paramilitaires. Dans mon quartier, tous les marchés ont été pillés dès le début de la guerre. Des commerçants ont été abattus, ce qui a terrorisé les autres marchands, qui n’osent plus ouvrir. Se déplacer est également difficile, toutes les voitures ont été volées. Seuls les FSR ont des véhicules et ils nous obligent à utiliser les leurs contre paiement. Si vous utiliser votre propre voiture, vous risquez votre vie, alors personnes ne conduit. On marche. Ou alors il y a encore quelques minibus, mais il faut passer des barrages et à chaque fois cela coûte cher car les FSR prélèvent des taxes. »
« Ils ont ordonné à un petit garçon qui gardait des chèvres de leur donner ces bêtes. Il a dit “non” et ils l’ont abattu »
Et lorsque quelqu’un refuse de s’exécuter, les conséquences peuvent être immédiates. Terab, un jeune homme qui travaille dans un centre de santé dans une ville d’al-Jazirah, un des 18 États du Soudan, peut en témoigner : « Dans un des villages, les FSR ont ordonné à un petit garçon qui gardait des chèvres de leur donner ces bêtes. Le garçon a dit : “Non, elles sont à moi !” Ils l’ont abattu et ont pris les chèvres. Des choses horribles se passent dans les villages ici, des massacres et les médias occidentaux n’en parlent même pas ! » Il insiste : « Ici, dans l’État d’al-Jazirah, la situation par endroits est vraiment difficile : il n’y a aucune sécurité, les paramilitaires ne contrôlent pas leurs troupes. Dans certains villages, les habitants ont été chassés de leur maison, ils ont fui sans rien, pieds nus ! » Terab s’insurge : « C’est une honte ! Personne ne s’intéresse au Soudan et aux Soudanais ! Ce qui s’est passé à el-Geneina, au Darfour, est en train de se produire ici. Mais personne n’en parle ! »