Sauvons l’année scolaire ! Sauvons l’année scolaire ! Sauvons l’année scolaire ! Est-ce un refrain ? Non ! Toute l’attention est portée sur la reprise des activités scolaires. Le gouvernement ainsi que certains acteurs du secteur privé réfléchissent sur tous les scénarios possibles pour sauver l’année scolaire : télé-école, plateforme numérique pour l’enseignement à distance, enseignement hybride (blended learning). Qui travaillera principalement au sauvetage de cette année scolaire ? Les enseignants évidemment ! Ils sont les héros par excellence, la pièce maitresse ou le moteur principal de la machine éducative. Mais qui pense à eux en ces temps de pandémie qui fragilise les conditions de vie de plus d’un ? Comment ceux qui œuvrent dans les écoles privées parviennent-ils à assurer leur survie ?
Au commencement de l’année scolaire, le pays a fait face à un phénomène sociopolitique inédit dénommé « peyi lòk » qui a contraint les écoles à fermer leurs portes. De la fin du mois de septembre au début du mois de décembre 2019, les personnels des écoles ainsi que les élèves, sous des menaces diverses, étaient obligés de rester cloitrés chez eux. La crise « peyi lòk » a quasiment gaspillé le premier trimestre de l’année scolaire et a mis au chômage partiel une bonne partie des enseignants du secteur privé.
Au cours de cette période, beaucoup d’enseignants n’avaient reçu aucun accompagnement financier ni de leur employeur, ni de l’Etat. Livrés à eux seuls, bon nombre d’entre eux étaient obligés de contracter des prêts afin d’assurer leur survie et celle de leur famille. Au début de l’année 2020, ces résilients s’étaient armés de détermination pour sauver l’année scolaire. En dépit de tout, la réouverture des classes leur a redonné l’espoir d’un mieux-être et surtout de pouvoir acquitter leurs dettes. Mais ce feu d’espoir au lieu de s’embraser allait s’éteindre deux mois plus tard par l’identification des deux premiers cas de la COVID-19 sur le territoire haïtien.
Le communiqué présidentiel ordonnant la fermeture des écoles les a automatiquement replongés dans le chômage. Selon le professeur Yves Osias (2005), les enseignants haïtiens sont généralement traités en parents pauvres et constituent la catégorie professionnelle la moins visible de la population. Ils travaillent dans des conditions difficiles et perçoivent un modique salaire qui ne leur permet pas de mener une vie décente. Comment éviter que chaque situation de crise renforce leur vulnérabilité économique ? Dans quelles conditions sont-ils quand la décote de la gourde augmente de façon vertigineuse la cherté de la vie et réduit considérablement le pouvoir d’achat des consommateurs ?
En cette situation de crise, les écoles devraient mettre en place un plan d’accompagnement financier en vue d’aider les enseignants. Malheureusement, ils sont généralement blâmés ou licenciés quand ils osent réclamer le fruit de leur travail. Une enquête menée auprès des enseignants des écoles privées nous a permis de découvrir que la majeure partie des instituteurs et institutrices n’ont pas encore reçu le salaire du mois de mars. Un groupe d’enseignants du secondaire nous ont confié récemment qu’ils sont en train de vivre le pire moment de leur carrière. Ils se sont plaints en ces mots : « Nous sommes oubliés ! Les responsables d’école ne s’intéressent qu’à notre force de travail ».
La COVID-19 montre à quel point les enseignants sont négligés en Haïti. Le gouvernement a annoncé, dans un communiqué, qu’il donnerait un appui financier aux établissements scolaires non publics afin de faciliter le paiement des enseignants[1]. Pourquoi le gouvernement ne les cible-t-il pas directement ? Les propriétaires d’école n’auront-ils pas tendance à s’accaparer de cette subvention à d’autres fins ? Octroyer la subvention directement aux enseignants est l’approche qui leur permettrait réellement d’en bénéficier. Cette approche n’est pas applicable pour plusieurs raisons, mais le principal obstacle à son application est l’absence de données probantes sur le corps d’enseignants des écoles privées. L’Etat n’est pas en mesure d’indiquer, même approximativement, le nombre d’enseignants intervenant dans le secteur non public.
Les pays développés et en développement accordent au métier d’enseignant une place de plus en plus prépondérante dans leur projet sociétal ou leurs politiques publiques. Dans ces sociétés, les enseignants sont bien rémunérés et travaillent dans de bonnes conditions. Par conséquent, leur système éducatif est très performant. Par exemple, en Finlande l’enseignement est l’une des professions les plus valorisées. Il est également l’une des carrières les plus convoitées par les étudiants, il devance même la médecine et le droit. La Finlande est devenue en conséquence « le leader mondial en matière de l’Education »[2]. L’hypothèse est faite qu’il existe une forte corrélation entre les conditions de travail des enseignants et la performance des systèmes éducatifs. Les conditions de vie et de travail précaires des enseignants haïtiens seraient-elles à la base des faiblesses du système ?
En Haïti, fort est de constater que tout ce qui peut contribuer au développement de la société est négligé. Le métier d’enseignant n’est pas épargné de cette politique de dévalorisation. Les étudiants haïtiens, témoins des mauvais traitements accordés aux enseignants, ne jettent pas leur dévolu sur cette carrière placée au bas de l’échelle sociale. L’enseignement est devenu, au cours de ces dernières décennies, un champ d’amateurisme et de charlatanisme en Haïti. Plus de 70 000 enseignants du système éducatif n’ont pas les compétences requises pour exercer leur métier. Environ 30% d’entre eux ont un niveau scolaire inférieur à la neuvième année fondamentale (GRAHN, Mars 2013). Plus de 60% des enseignants du privé n’ont pas la qualification académique et professionnelle requise pour intervenir dans les salles de classes (Roblin, 2017).
Dans un article publié le 4 octobre 2017 dans Le Nouvelliste, Emmanuel Télusma présente un tableau très sombre de l’avenir du métier d’enseignant en Haïti. « Beaucoup d’enseignants sont ainsi en transit dans le système, car la profession enseignante est perçue comme une solution de rechange » renchérit Yves Roblin dans son ouvrage « Les grands axes en matière d’éducation en Haïti : Des stratégies pour la réduction de la pauvreté et pour la paix sociale ». Qui assurera l’éducation et la formation des futurs citoyens ? La dévalorisation du métier d’enseignant n’est-elle pas l’une des principales causes de la dégradation de la société haïtienne ? A quand une véritable politique de professionnalisation du métier d’enseignant en Haïti ?