
Grand patron, conscience politique et sociale du secteur privé haïtien, jamais le dernier pour donner son opinion, Réginald Boulos est aussi un homme d’action. Premier Haïtien à apporter son aide au gouvernement après le passage de Matthew, il est aussi le premier à dénoncer le manque de leadership et d’unité dans la gestion de l’après-catastrophe. Mieux, il appelle à la tenue des états généraux d’urgence, une opportunité pour l’administration Privert de trouver force et cohésion en faveur de la réponse haïtienne à Matthew.
Le Nouvelliste: Réginald Boulos, en début de semaine, vous avez fait un geste envers l’État haïtien en offrant des génératrices parce qu’on annonçait le cyclone Matthew. Que signifiait ce geste ?
Réginald Boulos: Cela fait partie de ce que je crois nécessaire : la solidarité entre les différentes élites de ce pays et la population qui vit depuis plus de deux siècles, dans des conditions inacceptables. Peuple pour lequel nous n’arrivons pas à trouver entre nous les solutions qu’il faut pour changer la donne. La réalité, c’est que j’ai été inspiré du fait que j’ai entendu le gouvernement annoncer qu’il avait mis en place des centres d’hébergement. Je me suis dit, centres d’hébergement, probablement qu’ils n’ont pas prévu de donner une source d’énergie à ces centres d’hébergement, n’était-ce pour pouvoir donner de la lumière et recharger les téléphones portables. Et comme nous vendons de petites génératrices appropriées, le groupe Boulos, on a voulu donner un exemple pour le secteur privé, pour la société civile, pour les élites sociales, politiques et économiques de ce pays qu’il fallait aujourd’hui des actes, des petites victoires qui puissent nous mettre ensemble dans un élan de solidarité.
LN. Ce geste c’était avant que l’on connaisse l’ampleur de la catastrophe, l’ampleur qu’on est en train de découvrir, ce geste signifie-t-il que d’après vous, on n’était pas prêt pour le cyclone, pour avoir des centres d’hébergement, bien faire la communication, évaluer, protéger les gens ?
RB. Je pense que nous avons été pris de court. Même le gouvernement n’avait pas réalisé quelques jours à l’avance l’ampleur de ce sinistre qui se pointait à l’horizon. Pour deux raisons : d’abord si on suivait la météo, elle ne prévoyait pas que le cyclone allait être si dévastateur. Depuis des jours, on pensait qu’il allait tourner vers le Nord. Il n’a jamais fait le tournant. D’ailleurs, je crois qu’on a relaté que c’est la deuxième fois, depuis plus d’un siècle, qu’un cyclone suit cette trajectoire Est-Ouest pour une période assez longue. Deuxièmement, dans un pays où nous gérons tous les jours des urgences, nous ne sommes jamais préparés pour les grandes catastrophes. Et je ne crois pas qu’aujourd’hui nous soyons prêts pour un autre tremblement de terre malgré tout ce que nous avons subi. Malgré tous les ouragans qui ont frappé notre pays. Malgré la mise en place de la Protection civile, nous ne sommes toujours pas prêts. Est-ce un reproche ? Non, parce qu’en réalité, nous sommes toujours là à gérer le quotidien et les urgences du quotidien. Urgences politiques, urgences économiques et sociales. On est dans une situation complexe qui nous empêche même de faire un arrêt et de dire allons prévoir. On n’arrive pas à prévoir.
LN. la catastrophe est là. Chaque fois qu’on voit de nouvelles photos, chaque fois qu’on a de nouveaux témoignages, on voit que c’est une catastrophe qui s’est passée dans les départements du Sud et de la Grand ’Anse, la gestion de la catastrophes mériterait que des décisions soient prises aujourd’hui, comme pour les génératrices à l’arrivée de Matthew. Aujourd’hui qu’elles seraient les actions à prendre, sachant ce qui s’est passé en 2010, et votre expérience à la CIRH après le tremblement de terre ?
RB. Je pense qu’aujourd’hui il faut moins compter sur la solidarité internationale et plus compter sur la solidarité nationale. La communauté internationale, d’abord, a tellement de chats à fouetter. En plus, je crois qu’il y a une fatigue d’Haïti, avec raison. Moi, j’aurai tendance à croire qu’il y a des décisions importantes à prendre comme la question des élections, comment venir en aide aux sinistrés, le rôle des élites politiques et pourquoi pas des élites économiques dans les décisions qui vont se prendre. Pourquoi ne pas lancer tout de suite les états généraux d’urgence qui pourraient aboutir à un compromis politiques dans ce pays? Un compromis politique où ce ne sont pas seulement les hommes politiques qui sont impliqués. L’élite sociale, la société civile, l’élite économique devraient être impliquées et porterait sur l’action à entreprendre pour venir en aide à nos sinistrés et se demander ce qu’on fait de nos élections. En attendant, qu’on ait des élections et un gouvernement élu, comment gérer politiquement ce pays ?
Je crois que le président Privert fait tout ce qu’il peut aujourd’hui, s’il dispose d’une légitimité qui peut être moins contestée aujourd’hui, elle reste toutefois limitée. J’ai entendu le Premier ministre se demander s’il faut ou pas déclarer l’état d’urgence. Toutes ces décisions doivent être prises en commun. Et comment associer ceux qui, aujourd’hui, ne sont pas au pouvoir avec ceux qui aspirent à être au pouvoir, à la gestion des choses? Pourquoi ne pas venir avec un conseil qui regrouperait des candidats à la présidence, des hommes d’affaires connus, des intellectuels connus, créer un conseil qui pourrait servir de soupape de réflexion pour le gouvernement?
LN. Nous sommes dans une élection interrompue à cause de Matthew, nous sommes dans une catastrophe à cause de Matthew, maintenant faut-il prendre le temps de réfléchir pour voir où l’on peut aller?
RB. Ce n’est pas un temps de réflexion mais de préférence un temps d’action. C’est-à-dire aujourd’hui il y a comme le gouvernement qui se démène, mais en réalité il y a comme une absence de leadership. Je dis créons rapidement un leadership collégial pour arriver à quelque chose. Je parle d’états généraux d’urgence qui ne vont prendre même pas une semaine. Je parle de leadership qui, rapidement, se mettrait ensemble dans les prochains jours pour décider de ce qui se fera. Et la personne qui peut, aujourd’hui, convoquer ceci, c’est le président Privert.
LN. Vous croyez que le président Privert réfléchit pendant qu’il n’a même pas encore annoncé qui allait coordonner la réponse à Matthew, pendant qu’on a l’impression qu’il ne sait pas trop bien quoi faire et que le secteur privé organisé ne sait pas non plus dans quelle direction aller ?
RB. Je ne suis pas certain que le président Privert y pense. Je lance l’idée des états généraux d’urgence dans 48 ou 72 heures. Cela permettrait au secteur privé qui est probablement perdu devant l’immensité de la catastrophe… Si c’était une catastrophe à Petit-Goâve, tout le monde pourrait aller là-bas et résoudre le problème. Mais nous parlons de trois départements qui sont dévastés et devant cette immensité on sent qu’on a les mains liées. On se sent dans un état où l’on n’a aucune idée de ce qu’on peut faire et personne à nos jours n’a lancé une idée. Comment on peut se mettre en commun ? Moi, j’entends avec plaisir une initiative du secteur qui est en train de faire des collectes substantielles de matériels pour apporter aux sinistrés. Même là encore, on va apporter où ? À qui ? Est-ce qu’on va refaire l’expérience de 2010, où des ONG sont venues chez nous (beaucoup, probablement, se sont enrichies) et elles ont fait monter les prix des loyers, des salaires et autres. Mais après ça, on a eu le “let down”. Aujourd’hui, je crois que c’est le moment. Dans un pays où on est tellement divisé. On n’a pas pu s’entendre sur l’élection de l’année dernière, je doute qu’on va s’entendre sur les résultats de cette élection, cette année. Est-ce que ce n’est pas le moment de se lancer, en se servant de cette catastrophe? Le Rwanda a eu le temps, après 800 000 morts, de trouver une solution. On n’a pas demandé si on a le temps. On a trouvé le temps. Aujourd’hui, au contraire, ce qu’on n’a pas fait en 2010, c’est le temps de le faire. Allons prendre ensemble la décision de se mettre ensemble et de trouver des solutions, un compromis politique.
LN. C’est un appel que vous lancez à la classe politique, au gouvernement et au secteur privé ?
RB. Je dirais à toutes nos élites – il y a des oligarchies partout, même parmi les intellectuels – arrêtons de se pointer du doigt l’un et l’autre et essayons de créer un véritable compromis, ce que dans le temps on avait appelé le pacte social, mais je l’appelle à présent le pacte politique car le plus grand problème de ce pays : c’est cette instabilité politique et institutionnelle. Il n’y a pas de pacte social ni économique s’il n’y a pas d’abord de pacte politique. Faisons un pacte politique avec les différentes élites. Donc, oui, je réponds que c’est un appel pour un état d’urgence. Pas l’urgence telle qu’on l’a vécue en 2010. Pas l’urgence pour donner les mains libres au gouvernement, mais pour créer les états généraux d’urgence rapidement pour qu’on puisse dire si on décide qu’il n’y a pas d’élections tout de suite, c’est le fruit d’une consultation. Si on s’entend sur les décisions qu’on va prendre, c’est le fruit d’une consultation. Si on décide que peut-être le 7 février il n’y aura pas de président légitimement élu, c’est le fruit d’un compromis politique. Il y a des hommes politiques qui sont en campagne depuis de nombreux mois, qui ont dépensé beaucoup d’argent, on leur doit ce respect. Qu’ils soient associés à la chose publique aujourd’hui ou qu’ils soient associés aux décisions sur la chose publique.
LN. Comment déterminer parmi les 27 candidats à la présidence ceux qui peuvent être et ceux qui ne peuvent pas être associés aux décisions ?
RB. J’ai entendu cette question plusieurs fois, aux États-Unis , à un certain moment, il y a eu 17 candidats républicains, ils n’ont pas eu peur de créer deux niveaux. Les débats n’avaient pas 17 personnes. Il y a quand même pas mal de sondages qui ont été réalisés venant de différents groupes, je crois que tous les sondages ramenaient les cinq ou six politiques qui étaient parmi les premiers. On choisit les cinq ou six premiers. Il faut accepter la science dans ce pays. Les sondages peuvent être biaisés mais il y a la totalité des sondages. On peut faire la moyenne de tous ces sondages et choisir les six premiers. Au niveau du secteur privé, il y a des figures et des institutions connues alors on fait appel à ces institutions. Au niveau du secteur social, ce sera la même chose. Au niveau du secteur intellectuel, nous avons quand même des gens très connus et qui sont aujourd’hui des leaders ; faisons cette rencontre. On peut travailler sur une feuille de route et on va discuter pendant 24 ou 48 heures, sans dormir, jusqu’à ce qu’on arrive à quelque chose.
LN. Vous avez déjà participé à des comités. Vous avez participé au comité qui a permis la transition entre le gouvernement de Laurent Lamothe et le gouvernement Evans Paul. Vous avez participé à la CIRH. La gouvernance en Haïti n’est jamais une chose facile surtout quand il y a des enjeux importants à l’horizon. Vous pensez que cette fois on peut y aller, parce qu’une catastrophe nous oblige à y aller ?
RB. Je crois que dans des moments difficiles, on peut faire montre de solidarité. Au lendemain du tremblement de terre, le président Préval a demandé au secteur privé de l’aider. Je crois qu’à ce moment-là, le secteur privé comme un seul homme, s’est mis aux côtés du président, non pas pour obtenir un quelconque avantage mais parce qu’on était en face d’une catastrophe. Je crois que le plus bel exemple est la transition de Lamothe à Evans Paul, on a pu faire s’asseoir autour d’une table des gens qui se disaient ennemis. J’aimais je n’aurais cru que INITE, FUSION, KONTRAPèP et autres se seraient assis avec le président Martelly. Et, je pense qu’on avait trouvé une formule. Que la formule n’ait pas été appliquée totalement et ait donné ce qu’elle avait donné parce qu’elle n’était pas appliquée totalement, c’est une autre chose. On a toujours deux problèmes : d’abord de s’asseoir et de s’entendre. Ensuite de mettre les règles du jeu pour que cette entente puisse être mise en place. Il ne suffit pas tout simplement de dire : voilà ce qu’on va faire.
Il faut aussi s’entendre sur les règles du jeu. Je donne un exemple très simple : je crois qu’on allait aboutir le 9 octobre à une très bonne élection, même si je ne suis pas certain que les candidats auraient accepté les résultats. Car malgré tout, on n’a pas encore cet esprit de dire : il y a un match, il y a un arbitre, il y aura des perdants. Le perdant ne veut pas dire que vous êtes exclus de la gestion de ce pays. Et même lorsqu’il y aurait cette élection, je crois que celui qui aurait été élu le 7 février, devrait penser qu’il ne pourra pas gérer sans les autres qui ont perdu. Aujourd’hui, le président Privert, de sa légitimité qu’il a obtenue du vote de l’Assemblée, est le seul qui a cette capacité de convoquer ces états généraux d’urgence. Il doit le faire, sinon nous allons avoir des moments difficiles dans les prochaines semaines. Nous allons avoir 350 à 400 000 personnes sans logements, sans nourriture, sans même une idée de qui leur va venir en aide, où on va aller avec eux.
Au moins, si nous voulons demander encore une fois à la communauté internationale de nous aider avec ses ressources financières, donnons au moins cette image que nous sommes conscients. Parce qu’on a l’impression que nous ne sommes pas conscients jusqu’à quel point nous sommes inconscients. Je ne dis pas que ceci va se faire facilement, mais il n’y a pas d’alternative. Il faut aujourd’hui une solidarité nationale qui passe par un compromis politique entre les différents secteurs de ce pays.
LN. Vous parlez des états généraux d’urgence mais vous ne parlez pas du Parlement ?
RB. Quand je parle de l’élite politique du pays, le Parlement en fait partie. Le pouvoir judiciaire aussi. La Constitution a défini qui sont les trois pouvoirs. La presse fait partie des pouvoirs. Pour réussir cela, il faut qu’on se mette d’accord, qu’on arrête le « voye monte » qu’on a au niveau d’une certaine presse. Qu’on se mette d’accord aussi que nous allons appuyer cet effort s’il est fait au niveau national et qu’on ne va plus faire dans la sensation. On a une presse à sensation, il faut le reconnaître. Nous avons des élites parfois inconscientes, nous avons une presse à sensation, nous avons des gens qui ne réalisent pas l’importance que l’on construise une classe moyenne qui ait aussi une partie de ce gâteau. C’est ce qui crée le désastre que nous avons aujourd’hui.
Le Parlement a un rôle essentiel à jouer. Mais, à cette date, les parlementaires sont absents. Le secteur privé aussi est absent. Les seules personnes qui parlent ce sont les membres du gouvernement mais ils ne font que parler pour le moment parce qu’ils se sentent impuissants. Je crois qu’au fond le président, le Premier ministre et les ministres sont impuissants et nous devons les aider. Pas les aider parce qu’on appuie le président Privert. Aujourd’hui, il y a la nécessité d’une trêve. Pas politique mais une trêve sociale, car notre problème avant tout est d’une complexité sociale.
LN. Quelle est la différence entre états généraux d’urgence et l’état d’urgence que refuse le gouvernement ?
RB. L’état d’urgence c’est quelque chose prévu par la Constitution qui permet à un gouvernement de prendre des actions sans passer par les contrôles institutionnels qui devraient être mis en place. La réticence du gouvernement à déclarer l’état d’urgence résulte du galvaudage qui a été fait de l’état d’urgence pendant ces cinq dernières années, depuis le séisme de 2010. Je peux comprendre sa réticence. Pour que le gouvernement puisse déclarer l’état d’urgence, il faut qu’il fasse les états généraux d’urgence. Parce que ce sont ces états généraux d’urgence qui pourront lui donner la légitimité de déclarer l’état d’urgence. Si le gouvernement déclare malgré tout l’état d’urgence, il aura peut-être les coudées franches mais il va se faire abattre par l’opposition qui n’attend que cela.
Je pense que les barrages institutionnels sans l’état d’urgence ne sont pas assez importants. Quand on veut faire passer des projets, on le fait. Les états généraux d’urgence renvoient pour moi à un compromis entre les différents secteurs de ce pays. Ce qui n’a pas été fait après le tremblement de terre. C’était le moment extraordinaire pour le faire. Mais nous avons fait preuve d’une absence de leadership à ce moment-là. « Kounya, jwèt pou Privert ».
LN. Le leadership aujourd’hui que vous réclamez du président Privert, c’est un leadership qui permet de rallier tout le monde autour d’une table et de dessiner la voie qui mène à la solution. Parce que sinon d’ici lundi ou mardi, les ONG vont débarquer, quels que soient X ou Y, la communauté internationale va nous prendre en charge ?
RB. J’ai entendu, ce matin, 1.2 million de dollars américains, à la limite on aurait pu leur dire «non merci». Ce n’est pas un million de dollars qu’on n’a pas. Le gouvernement peut trouver cette somme-là. D’ailleurs, il a parlé de 500 millions de gourdes qui sont disponibles. On nécessite davantage un plan concret qui pourrait être évalué à 100, 200 ou même 300 millions de dollars, qu’on pourrait en fait trouver si on avait un compromis. Même la communauté internationale, tolère le président Privert, puisqu’on allait vers les élections et c’est lui qui était là. Mais elle serait plus à l’aise si le président Privert avait tout le pays après lui. Ce qui n’est pas encore le cas. Et je crois qu’il peut le faire. Il a le tempérament et assez de doigté pour le faire. Je crois surtout que la situation l’aidera à le faire.
Propos recueilis par Frantz Duval et Robenson Geffrard, retranscrits par Ricardo Lambert source le nouvelliste